Par Jean-Bernard Masselin, Expert en Financements, Redressement & Restructuration d’entreprises

 

Le conflit russo-ukrainien génère un nouveau drame humanitaire, et déclenche une nouvelle crise économique, potentiellement porteuse d’autres risques géopolitiques et humanitaires.

Nos sociétés semblent découvrir qu’elles sont vulnérables et dépendantes.

Carence mémorielle…

Haroun TAZIEFF alertait dès 1979 sur les effets du réchauffement climatique découlant d’une part d’une production accrue de CO2 et d’autre part de la réduction croissante de la surface des poumons naturels forestiers en Asie, en Afrique et en Amazonie. La crise climatique a été annoncée par les scientifiques.

A un journaliste qui lui demandait quand se produirait le réveil des volcans d’Auvergne, Haroun TAZIEFF répondait : « Je ne peux vous le dire. Mais je peux vous dire que plus on s’éloigne de la dernière éruption, plus on se rapproche de la prochaine ».

 

Il y a toujours eu des crises.

 

Quel que soit le niveau des savoirs, des technologies disponibles et des organisations humaines, nos sociétés ont toujours connu des crises de tous types : géopolitiques, économiques, monétaires, financières, sanitaires, climatiques, sociales…

On se rappellera, dans un passé pas si lointain que cela, la crise financière et monétaire grecque de la fin du XIXèmesiècle (déjà), le sort des emprunts et investissements en Russie au début du XXème siècle (déjà), les chocs pétroliers des années 1970 (déjà).

Ou encore :

  • La sécheresse de 1976, frappant l’économie agricole française, nécessitant le transport en urgence de fourrages par la SNCF et l’Armée ;
  • La surproduction norvégienne de saumon au début des années 1990, entrainant une chute des cours mondiaux de 50 % ;
  • La crise européenne du transport routier à la fin des années 1980, conduisant les constructeurs européens de poids lourds à baisser jusqu’à 50 % le prix de leurs tracteurs routiers pour écouler leurs stocks ;
  • L’embargo américain de 1995 sur l’Iran, affectant les exportateurs d’équipements industriels et parapétroliers (déjà) ;
  • La crise financière et monétaire des 5 dragons asiatiques en 1997 : 30 % de la flotte mondiale de chimiquiers et pétroliers doivent rester à quai, trois chantiers navals européens y succombent, le déstockage massif des fabricants coréens d’équipements industriels et TP inonde le marché mondial ;
  • La crise alimentaire mondiale de 2007, entraînant des troubles sociaux dans les pays pauvres,
  • La crise financière des subprimes de 2008 ; les FSI, FMEA et FCDE sont alors créés en urgence pour soutenir les entreprises françaises ;
  • Les Printemps arabes de la fin des années 2010, affectant lourdement leurs activités touristiques et les nôtres ;
  • La crise sanitaire du COVID 19, toujours en cours dans ses effets.

 

Il y en aura toujours et elles seront aussi fortes.

 

Au fil du temps, des évolutions majeures sont venues nourrir la machine à crises.

Le développement continu des échanges entre économies (règles de l’OMC libéralisant les échanges, admission de la Chine, nouvelles alliances économiques régionales, marché commun européen, etc.), sur fond de la théorie des avantages comparatifs (à qualité égale, j’achète au moins cher), a amplifié leur interdépendance, et provoqué des délocalisations massives vers les pays à bas coûts monétaires et productifs. Il sera très difficile, coûteux voire irréalisable (?) de faire machine arrière de manière suffisamment ample.

Le développement exponentiel des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) a supprimé « l’espace-temps ». Ainsi, la surveillance par satellites en temps réel des cultures aboutit à ce que tout événement climatique heureux ou malheureux soit connu de tous en temps réel, entraînant des anticipations et décisions très rapides. Au début du XXème siècle, il fallait attendre le retour des navires marchands.

Il en est de même pour tous les autres actifs : marchands, financiers, patrimoniaux, …

La forte croissance démographique (doublement de la population mondiale en 70 ans), accroit la pression sur les ressources alimentaires, énergétiques et minérales : nous consommons de plus en plus vite notre quota annuel, que nous dépassons allègrement. L’accès aux ressources naturelles sera de plus en plus stratégique. C’est déjà le cas pour les métaux rares, cela le sera bientôt pour l’accès à l’eau.

En outre, gardons en mémoire que le réchauffement climatique provoquera le déplacement contraint de nombreuses populations vivant en zones littorales ou en voie de désertification.

L’optimisation accrue de l’investissement financier (en d’autres termes, du TRI) a entrainé progressivement une interdépendance des agents économiques par la recherche des moindres coûts et de la réduction relative des capitaux investis : promotion de la gestion en flux tendus, de l’externalisation des stocks, productions et prestations hors du cœur de métier (économies d’effectifs, de Capex et de BFR), abaissement du point mort et recours accru à des coûts variables. Les financiers prennent de plus en plus souvent le dessus sur les techniciens.

Chaque crise a ses gagnants et ses perdants. Les perdants disparaissent ou sont absorbés par les gagnants. Il s’en suit une croissance de la taille des gagnants. Il y avait en France au début du XXème siècle une centaine de constructeurs automobiles : il n’en reste aujourd’hui que deux de significatifs. La concentration des centrales d’achats ou des armateurs maritimes a abouti à créer des rapports de force difficiles à vivre pour les petits acteurs.

 

L’entreprise doit analyser, anticiper et s’adapter.

 

Le développement harmonieux de l’entreprise repose sur la maitrise des composantes commerciales, techniques et financières, sur la recherche d’une sorte de « point de sustentation ».

Il est surprenant de voir que certaines entreprises en soient encore à rechercher quelles sont leurs expositions sur la zone russo-ukrainienne, à découvrir la faiblesse de leurs stocks stratégiques. Il est surprenant que des actionnaires et des managements n’aient pas préparé des plans de continuité d’activité ou qu’ils aient accepté l’installation d’une dépendance forte à un client ou fournisseur.

Pour surmonter des situations de crises, en limiter les conséquences défavorables, et autant que possible en tirer profit, les entreprises auront avantage à développer trois actions :

 

Analyser :

Une revue annuelle formalisée des risques est indispensable : continuité d’exploitation, contreparties (clients, fournisseurs, accès aux financements), change, taux, personnes clés, évolutions réglementaires, systèmes d’information, cybersécurité, aspects juridiques, typologie des contrats commerciaux (clauses d’indexation notamment).

Cette revue est indispensable à la construction et à la conduite de la stratégie et l’actionnariat doit être à l’initiative de son lancement. Elle est de nature à favoriser l’optimisation du triptyque « activité, rentabilité, sécurité ». Elle est imposée à toute entreprise cotée sur un marché financier.

Elle ne supprime pas le risque, mais a pour objet de l’identifier, de les quantifier et de les qualifier.

Cet exercice sera utilement nourri du recours aux contributions des syndicats professionnels, Chambres de commerce et d’industrie (CCI) et organismes publics ou privés de conseil et d’information.

 

Anticiper :

La pratique des flux tendus est porteuse d’optimisations. Or, la rupture des flux peut générer des surcoûts très importants. Que l’on se souvienne des conséquences de l’échouage récent d’un porte-containers dans le canal de Suez, de l’arrêt d’usines de constructeurs automobiles suite à la défaillance d’un sous-traitant ou bien à l’insuffisance des stocks de semi-conducteurs.

Il convient d’accepter d’investir en termes financiers et organisationnels dans une démarche préventive : constituer des stocks « stratégiques », disposer de pièces de rechange pour ses principaux outils de production, préserver la diversité des sources (produits, prestations, énergies, etc.), développer une fonction de « risk manager » – chargé(e) d’évaluer les risques concernant les clients, les fournisseurs, les pays –, couvrir les risques de marchés, organiser un PCA, etc.

Le préventif coûte moins que le curatif.

 

S’adapter :

Nous avons tous en tête le cas d’entreprises fortement valorisées à un instant dont la valeur a chuté à l’instant suivant du fait de la survenance d’un risque non analysé ou non cantonné.

L’objectif de création de valeur a conduit à ignorer le risque de destruction de valeur et l’intérêt de l’actionnaire a parfois pris le pas sur l’intérêt de l’entreprise.

S’adapter, c’est décider « à froid » d’une évolution de son business model.

Des constructeurs et transporteurs routiers ont décidé depuis plusieurs années de convertir leurs gammes ou leurs flottes à de nouvelles énergies.

Des transformateurs ont décidé de quitter les intrants plastiques pour passer à des intrants biodégradables.

Des sous-traitants pièces ont décidé d’enrichir leur offre par la production de sous-ensembles.

Si ces décisions ont représenté des charges immédiates d’investissement et d’adaptation, elles se sont avérées pertinentes à terme.

S’adapter, c’est décider d’acheter des capacités de production ou de distribution, de nouveaux savoir-faire, mais aussi de fermer des lignes produits et des lignes de production devenant obsolètes.

S’adapter, c’est accepter des alliances commerciales, technologiques ou capitalistiques. Une stratégie d’alliance présente certes un risque de perte d’efficience (culture d’entreprise, répartition du pouvoir, équilibre des satisfactions humaines et financières), mais elle permet de concentrer l’argent sur l’investissement productif, au lieu de devoir supporter le coût d’une acquisition, et de développer rapidement des synergies et économies d’échelle.

Ce mode d’évolution est insuffisamment exploré.

 

En synthèse, les entreprises doivent intégrer le fait qu’elles continueront d’être régulièrement confrontées à des situations de crises, de toutes nature et de toute ampleur.

Celles qui s’y préparent accroissent leurs capacités de résistance et de redéploiement.

Celles qui ne font pas l’effort d’analyse, d’anticipation et d’adaptation en pâtiront voire perdront leur indépendance : le report sur le soutien public atténue la contrainte sans certitude de résolution de la difficulté.