Nos experts continuent de s’interroger sur la succession de crises que nous vivons actuellement : cette succession est-elle inédite et comment y faire face ?

 

 

Jean Messinesi, Senior Advisor Zalis et Président honoraire du tribunal de commerce de Paris

 

 

La Fin de l’Histoire et la multiplication des crises

 

 

En 1992, Francis FUKUYAMA, Américain, professeur de sciences politiques, publiait La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, ouvrage dans lequel il développait l’idée selon laquelle la victoire du libéralisme économique et politique et la déroute de l’Union Soviétique annonçait la fin de l’histoire ; la démocratie libérale étant acceptée comme l’aboutissement final de la philosophie politique.

Certes, FUKUYAMA ne prétendait pas qu’il ne se « passerait plus rien », mais il semblait convaincu que le modèle libéral, fondé sur des valeurs de liberté et d’égalité des chances, l’avait emporté sur toute autre forme de construction politique et qu’il n’y aurait plus de conflits brutaux entre les nations développées.

Pourtant, l’histoire a continué d’avancer à travers des crises qui se sont multipliées, la dernière, l’invasion de l’Ukraine, la mère de toutes les crises, a été l’occasion pour FUKUYAMA de s’interroger sur ce qui peut apparaitre comme une réfutation de ses prédictions. Dans un long article paru dans le Financial Times du 5 mars, il analyse ce qui a conduit au déclin du libéralisme et à la montée des régimes autoritaires dans des pays aussi différents que la Russie, la Chine, l’Iran ou le Venezuela. Il lui semble que le développement des extrémismes, de droite comme de gauche, au sein des régimes démocratiques a gommé les valeurs fondatrices de tolérance et de liberté de ces régimes et permis l’émergence et l’audience de critiques qui ont ouvert la voie à leur remise en cause.

Devant la multiplication des crises profonds, financières, politiques ou sanitaires que le monde a connues depuis  le début de ce siècle, FUKUYAMA, convaincu des mérites du libéralisme démocratique, appelle à un renforcement de l’esprit des années 90 et à la défense des principes de liberté et d’égalité.

Mais les crises perdureront car l’Histoire ne s’arrêtera pas. Alors il faut que nous soyons mieux préparés à les prévoir et à les affronter.

Si nous nous en tenons aux deux crises majeures que nous traversons aujourd’hui : la crise sanitaire et la crise ukrainienne, puisque nous n’avons pas su pleinement les anticiper nous devons les affronter avec courage et lucidité pour être mieux capables d’éviter qu’elles ne se répètent. Ceci exige courage et abnégation. Nous ne vaincrons pas la crise sanitaire sans accepter une discipline plus stricte, une adhésion sans faille aux nouvelles exigences dans nos vies sociales et professionnelles.

De même, nous devons accepter les sacrifices qu’impliquent les sanctions imposées à l’agresseur de l’Ukraine.

Les crises se succèderont, il nous appartient d’être vigilants et déterminés. Les crises seront d’autant plus profondes que nous n’aurons pas su les anticiper.

 

 

 

Robert Lambert, Directeur Général Zalis Auvergne Rhône-Alpes

 

 

On a toujours été en crise, mais heureusement, on les oublie

 

 

Une crise succède à une crise : est-ce nouveau ? Cette perception n’est-elle pas bien plutôt le propre de nos esprits qui ont tendance à idéaliser le passé, pour peut-être mieux craindre le futur ? Ainsi, on associe souvent les « Trente Glorieuses » à un long fleuve tranquille. Et pourtant, qu’on se rappelle : les guerres de décolonisation, la Guerre froide, mai 1988, la première crise pétrolière. Reconnaissons qu’il y a quelques cascades sur ce long fleuve tranquille…Les vingt-cinq à trente années suivantes ne sont pas plus favorables (sida, guerres du Golfe, craintes liées à la chute du bloc soviétique).

Non, les crises ou les guerres ne sont pas des évènements rares et isolés. Elles s’enchaînent plus ou moins vite, mais ne laissent jamais de grands répits, et sont souvent plus ou moins directement à l’origine les unes des autres.  Il est impossible de ne pas établir de lien de causalité, aussi indirect soit-il, entre la guerre des étoiles de Reagan, et l’effondrement de l’empire soviétique, permettant ainsi le rapprochement de certaines républiques de l’est avec l’Occident, ce qui développera une frustration russe avec les conséquences que l’on connait en Ukraine.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la crise est un mode quasi permanent. L’intensité peut varier, la périodicité également, mais la récurrence est certaine et jamais lointaine. La plus grande erreur d’un dirigeant serait donc de croire, à l’issue d’une crise, que l’horizon se dégage pour longtemps. Une autre crise surviendra bien vite, et très probablement là où on ne l’attend pas, même si l’on trouvera a posteriori de très bonnes raisons pour expliquer sa survenance.

Que faire alors pour être prêt ? La crise est généralement une rupture imprévue et même si on l’avait anticipée, elle frappe souvent d’une façon inattendue. Prenons l’exemple de l’invasion allemande en mai 1940. On est typiquement dans le cas d’un risque de guerre qui avait été anticipé, mais les Allemands ont frappé la France de façon différente que ce qui était prévu. Même si l’anticipation est bonne, il est illusoire de croire que l’on peut bâtir par anticipation des solutions parfaites pour une crise à venir. La crise est une rupture, elle est par conséquent une ouverture sur des champs inconnus ou inattendus. Pour faire face, il faut donc être fort, rapide, flexible et créatif.

Il faut être fort, la force étant toujours une combinaison de facteurs physiques et psychologiques. Dans une entreprise, il faudra une situation financière saine, avec des outils performants, servis par des équipes motivées unies dans une même vision. Au niveau d’un pays, les paramètres seront les mêmes, ajustés à la bonne taille. Si l’on n’est pas fort, on sera balayé par les évènements.

Il faut ensuite être rapide. C’est d’autant plus difficile si l’on se sent dans une situation de force, qui peut avoir un effet anesthésiant.  Il faut bannir le « ça ne me concerne pas », ou le syndrome « too big to fail ». Être prêt à affronter une crise, ce n’est pas se reposer passivement sur sa force ou sur une solution toute prête. C’est se sentir concerné et être réactif en s’adaptant immédiatement au fur et à mesure que les perturbations sont identifiées. Quelle que soit sa force à l’instant t, il faut la lucidité et l’humilité de se dire : « ça me concerne, préparons-nous ». Les premiers qui réagissent sont les gagnants.

En territoire inconnu, la construction rapide de la solution nécessite la mobilisation immédiate de forces et de ressources. Il faut donc une grande flexibilité pour pouvoir réunir les différents éléments nécessaires à la solution et les adapter en une réponse cohérente. Pour reprendre l’exemple de la ligne Maginot en 1940, la solution avait été complètement déterminée avant la crise ; inadéquate et statique, elle manquait totalement de flexibilité. Elle s’est donc fatalement avérée inefficace.

Il faut une grande créativité pour construire une solution efficace à un problème nouveau. En effet, si les recettes préexistantes fonctionnaient, il n’y aurait pas de crises, puisque les éléments perturbateurs seraient résolus par les systèmes en place. L’innovation est donc nécessaire mais très difficile à porter car elle suppose une prise de risques de la part du décideur, qui doit en outre mobiliser ses équipes autour de la solution neuve envisagée.

L’enchaînement des crises n’est donc ni nouveau ni bien surprenant. Ce qui est extraordinaire, c’est plutôt notre capacité à digérer ces crises, et à les oublier, comme le marcheur s’éloignant des montagnes, qui voit la ligne d’horizon s’aplanir : les montagnes n’ont pas disparu, il les a juste dépassées. La gestion des crises est donc un mode permanent, dans lequel il faut accepter qu’il n’y a pas de recette magique. Chaque crise a sa solution propre qu’il faut inventer. Soyons donc humbles et créatifs, et avançons…