Par le Bureau d’Etudes Zalis Paris
Ces dernières années, le marché du travail français présente une singularité. Il se distingue par un salaire minimum élevé par rapport aux autres pays européens, ainsi qu’une croissance de la productivité qui, bien que moins rapide que dans d’autres nations occidentales, demeure présente. Ce coût élevé de main d’oeuvre pourrait expliquer le taux de chômage relativement important du point de vue de la demande, mais cela n’explique pas clairement pourquoi les entreprises ont toujours de plus en plus de difficultés à recruter des talents et pourquoi un taux de chômage élevé coexiste avec un nombre considérable d’offres d’emploi.
Comprendre le chômage en France : sa structure et ses variations
Au cours des sept dernières années, le taux de chômage en France a diminué de 41%, atteignant 7,5% au premier trimestre 2022, ce qui peut être considéré comme une réussite sur le marché du travail français. Or, il demeure encore supérieur à celui des autres pays de la zone euro. Parallèlement, une augmentation du nombre d’emplois précaires ou de sous-emploi, touchant 4,6% des travailleurs en 2022, soulève des préoccupations concernant la stabilité des emplois dans le contexte économique français.
Source : Refinitic Datasream/PWC
Lecture : En 2022, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et Japon avaient un taux de chômage égale ou inférieur à 5% de leur population active.
Au cours des dernières années, les taux de chômage des personnes non qualifiées ont été nettement supérieurs à ceux des personnes qualifiées. Malgré une baisse notable, passant de 19 % en 2016 à 13,2 % en 2022, le taux de chômage des personnes non qualifiées demeure bien plus élevé que celui des personnes qualifiées, qui se maintient autour de 4,7 %. Cette situation pourrait en première lecture constitue un exemple clair de déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché du travail français.
Source : Insee – Observatoire des inégalités
Lecture : En 2016, le taux de chômage des individus n’ayant aucun diplôme était de 19,4 % tandis que celui des ouvriers diplômés était de 19,4 %.
Dans certains secteurs tels que le sanitaire et social, ainsi que le Bâtiment Travaux Public (BTP), il est également difficile de recruter de la main-d’œuvre non qualifiée. Selon Pôle Emploi, 83% des entreprises ont du mal à trouver des charpentiers, et d’autres métiers du bâtiment connaissent des conditions similaires, avec 82% des entreprises peinant à recruter des ouvriers. D’autre part pour les ouvriers de plus de 50 ans, l’écart entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés atteint 23%. Chez les jeunes, cet écart est de 6% pour les employés et de 14% pour les ouvriers. Cette situation montre que le paradoxe du marché du travail est plus marqué sur les travailleurs non qualifiés que pour les travailleurs qualifiés.
Source : Données 2020 de l’INSEE, Taux de chômage selon le diplôme, Observatoire des inégalités
Lecture : Le taux de chômage des actifs de 15 à 29 ans n’ayant aucun diplôme est de 33,8%.
Chômage et postes vacants : Comprendre les dynamiques du marché de l’emploi
Avec un taux de chômage qui se stabilise mais qui reste élevé, le nombre d’emplois vacants a atteint un niveau record de près de 330 000 postes, selon l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss). Cette disparité entre un taux de chômage élevé et un nombre élevé d’emplois vacants remet en question les raisons sous-jacentes à ce déséquilibre sur le marché du travail. Les entreprises peinent à recruter malgré le nombre élevé de demandeurs d’emploi, ce qui met en lumière des enjeux importants pour l’économie française.
Source : PWC, Novembre 2022
Lecture : Le secteur tertiaire non-marchand affiche le plus haut taux d’emplois vacants. A contrario, le secteur de l’industrie est celui qui rassemble le moins d’emplois vacants.
Pénuries de compétences : Quelles en sont les causes ?
Malgré un taux de chômage de 7,3% au premier trimestre 2023, les entreprises rencontrent des difficultés croissantes pour trouver des travailleurs qualifiés. Les métiers émergents et les emplois de premières nécessités ou sous qualifiés sont particulièrement touchés.
En utilisant la courbe de Beveridge, les économistes constatent que la qualité de l’appariement entre l’offre et la demande de travail en France est similaire à celle de fin 2019. Ce retour aux statistiques de 2019 n’est pas positif, car cette situation s’explique par une augmentation significative des difficultés de recrutement, tandis que la baisse du chômage est plus modérée, entraînant un déplacement de la courbe vers l’extérieur. Ce phénomène met en évidence un décalage entre les compétences disponibles sur le marché du travail et celles recherchées par les employeurs, ce qui pose un défi majeur pour le marché de l’emploi.
Courbe de Beveridge : permet de montrer comment la dégradation des conditions d’appariement conduit à une présence importante d’emplois vacants alors que le nombre de chômeur est élevé. Elle permet ainsi de distinguer les changements conjoncturels, qui se traduisent par des déplacements le long de la courbe, des changements structurels qui correspondent à des déplacements de la courbe elle-même.
Source : Belin Education/Humensis, Courbe de Beveridge 2020 Sciences économiques et sociales Term, Coredoc
Lecture : L’écart témoigne d’une dégradation du marché du travail via une augmentation du chômage structurel.
Plusieurs facteurs expliquent aussi la coexistence du chômage élevé et de la pénurie de talents en France. Tout d’abord, les besoins du marché du travail ont évolué, en particulier avec la transformation numérique. Selon une enquête de ManpowerGroup de 2022, 49% des employeurs français rencontrent des difficultés pour trouver des candidats qualifiés en raison d’un manque de compétences techniques.
Difficultés de recrutement en France (en % des effectifs du secteur)
Source : Insee, enquête de conjoncture
Lecture : Dans le troisième semestre du 2021, 44,2% des établissements du secteur industrielle ont connu des difficultés de recrutement.
La guerre des talents est un défi incontournable pour les entreprises françaises. Une étude de 2022, basée sur 350 entreprises, a révélé une pénurie de talents et une influence grandissante des candidats sur les employeurs. Pour rester compétitives, les entreprises innovent en adoptant le télétravail (80%) et en ajustant leurs politiques de recrutement (75%). De plus, elles augmentent les rémunérations (72%) et expérimentent de nouvelles méthodes de sélection (21%). Bien que toutes les entreprises éprouvent des difficultés à recruter, les grandes entreprises font face à des défis plus prononcés dans ce domaine que les PME de 10 à 19 salariés.
Difficultés de recrutement par taille d’établissement
Source : Enquête condition de Travail 2019, calculs Dares
Lecture : En 2019, 52 % des établissements de 10 à 19 salariés ont rencontré des difficultés de recrutement, contre 80 % des établissements de 200 à 499 salariés.
Le système éducatif français est souvent critiqué pour ne pas être suffisamment en phase avec les besoins du marché du travail. Selon Eurostat, seulement 42 % des diplômés français de l’enseignement supérieur sont employés dans un poste correspondant à leur niveau de qualification. Cela souligne un décalage entre les compétences acquises et celles demandées par les employeurs.
Source : Pôle Emploi, Enquête Besoins en Main-d’Œuvre 2023
Lecture : En 2022, pour 86 % des sociétés le nombre de candidats en poste restent insuffisantes.
Outre ces facteurs, la faible mobilité géographique joue un rôle important dans la coexistence du chômage élevé et de la pénurie de talents. Selon une étude de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), certaines régions en France font face à des taux de chômage structurel élevés, tandis que d’autres sont confrontées à des difficultés croissantes pour trouver des travailleurs qualifiés.
Ainsi, selon l’Insee, le taux de chômage structurel en Île-de-France était de 6,9 % en 2020, tandis que dans certaines régions comme les Hauts-de-France, il atteignait 10,8 %. Cette disparité régionale contribue à la difficulté de recrutement dans certaines zones et à la concentration de la pénurie de talents dans d’autres.
Taux de chômage localisés au 1er trimestre 2023 : comparaisons régionales
Source : Insee, taux de chômage localisés et taux de chômage au sens du BIT
Lecture : Le taux localisé au premier trimestre 2023 en Martinique s’élevait à 18,2%.
Adaptation du Marché du Travail : l’Importance de la Formation Continue en France »
Pour remédier à cette situation paradoxale, des mesures concrètes ont été mises en place. Le gouvernement français s’attache tout d’abord à renforcer la formation professionnelle continue. Or, selon le rapport annuel de la Commission européenne sur la formation et l’emploi, la France consacre actuellement moins de 0,1 % de son PIB à cette cause, ce qui reste nettement inférieur à la moyenne européenne.
Pour s’adapter aux besoins changeants du marché du travail, il semble essentiel d’investir davantage dans la formation continue, afin d’offrir aux individus l’opportunité de développer de nouvelles compétences.
Dépenses dans la formation continue : enquête 2021
Source : Statista Global Consumer Survey, 2021
Lecture : 40 % des entreprises ayant déclaré dépenser de l’argent pour la formation continue/professionnelle sont chinoises contre 12 % des entreprises françaises.
La France a amorcé, depuis quelques années, plusieurs initiatives et dispositifs pour favoriser l’apprentissage et soutenir le développement professionnel de ses citoyens : à travers le Compte Personnel de Formation (CPF), la diversification des programmes de formation, la reconnaissance des certifications.
Il semble aussi essentiel d’améliorer l’adéquation entre l’offre et la demande de compétences. Cela peut être réalisé grâce à une meilleure collaboration entre les établissements d’enseignement et les entreprises, afin d’identifier les compétences les plus recherchées et d’adapter les programmes éducatifs en conséquence.
Il est important d’encourager la mobilité géographique des travailleurs et de promouvoir une meilleure orientation professionnelle dès le plus jeune âge. En adoptant cette approche, les opportunités d’emploi pourraient être mieux réparties sur l’ensemble du territoire français, permettant ainsi aux talents de contribuer là où leur expertise est la plus requise. Cette démarche contribuerait à dynamiser les régions et à répondre de manière efficace aux besoins
Conclusion
Le paradoxe de l’emploi en France nécessite une approche holistique et mûrement étudiée pour rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande sur le marché du travail. Plusieurs facteurs contribuent à ce déséquilibre, notamment les évolutions du marché du travail dues à la transformation numérique, ainsi que les disparités régionales qui engendrent des taux de chômage structurellement élevés dans certaines régions et une concentration de la pénurie de talents dans d’autres.
Auparavant, le salaire minimum élevé représentait déjà un déséquilibre sur le marché du travail français, car il conditionnait la demande. Cependant, le problème est exacerbé par la pénurie de talents. Pour surmonter cette situation, les entreprises ont commencé à renforcer la formation continue afin de permettre aux individus de développer des compétences adaptées aux besoins du marché et de l’entreprise. De plus, il est important de revaloriser certains métiers qui deviennent de moins en moins attractifs, afin de réduire le taux de chômage structurel élevé parmi les moins qualifiés.
Dans cette perspective, la réindustrialisation en France joue un rôle essentiel non seulement pour créer de nouveaux emplois mais aussi pour valoriser des métiers peu sollicités. Une augmentation de la productivité pourrait également permettre aux entreprises d’offrir de meilleures conditions de travail, ce qui contribuerait à atténuer le chômage persistant. Face à ce défi du marché du travail, une approche globale combinée à des mesures stratégiques s’impose pour trouver des solutions durables et équilibrées