Pour introduire notre prochaine Newsletter dédiée à la « TECH » exceptionnellement, nous partageons ce papier sur la visite de Julien Durand à Austin. Nous l’en remercions.

 

Par Julien Durand, Partner Bucéphale Finance

 

 

South by Southwest : quelques idées de retour d’Austin

 

 

Austin est la capitale de l’Etat du Texas, connue notamment pour le festival South by Southwest (SXSW). SXSW est un OVNI dans le paysage culturel américain, existant depuis 1987. Un milkshake de films, musiques, innovations, technologies, saupoudré d’une bonne dose de fun. Moins « consumer » que le CES de Las Vegas, plus orienté industries culturelles, Julien Durand a eu le plaisir d’y participer cette année avec la délégation française, brillamment menée par Bpifrance.

Il existe bien des synthèses exhaustives sur les tendances et innovations présentées au cours de ce festival. Ici, Julien Durand partage son expérience et livre, aux lecteurs de la newsletter ZALIS, quelques éléments de réflexion.

 

 

  1. L’IA donne le sentiment de vivre un nouveau paradigme et un réel point d’inflexion historique.

 

Sans surprise, l’intelligence artificielle, et notamment l’intelligence artificielle générative, était le thème central du festival. Dresser un état des lieux à cet instant semble vain tant la diversité des développements donne le vertige et le FOMO, fear of missing out. Un vertige qui ne fait d’ailleurs que s’accroître puisque les promesses de la technologie sont encore en phase ascendante. Thomas Khun, dans La structure des révolutions scientifiques (1962), évoque les changements de paradigme et le passage à la « science extraordinaire ». Se déroule, sous nos yeux ébahis, cette inflexion-là. Nous assistons au crépuscule du monde-web né avec Netscape en 1994, et nous rapprochons de l’apogée du monde-smartphone né en 2007 avec l’iPhone. Nous sommes avec l’IA à l’aube d’un nouveau macrocycle technologique. Tout semble être appelé au bouleversement et parfois au renversement par l’IA, ce qui peut paraitre anxiogène. Le sentiment que tout est possible et que nous devons absolument l’embrasser.

Accompagnant ce tsunami, de nombreuses questions demeurent, notamment autour de la propriété intellectuelle (collecte des données privées pour que l’IA apprenne), la qualité de la donnée (vieille question des sciences sociales !), ou encore les besoins en capacités de calcul gigantesques qui viennent percuter directement la loi de Moore, de plus en plus proche de ses limites physiques. Peut-être que le quantique permettra dans quelques années de dépasser cela. En attendant, les puces sont rares et chères… comme l’action Nvidia [1].

 

 

  1. La Gen T, comme transition, est une grille d’analyse plus pertinente que Millenials et Gen Z.

 

Grâce et à cause de l’IA, il semble acquis que des pans entiers de l’économie mondiale soient en attrition à plus ou moins brève échéance. A l’inverse, un nouveau monde s’ouvre. Dès lors, comme nous le propose Amy Webb, brillante Technologiste américaine, nous sommes sans doute collectivement la « Gen T », comme la génération chargée de gérer la transition. Nous sommes les acteurs d’une transition écologique, économique et démographique.

 

  • Transition écologique, tout d’abord. Là encore, la technologie, et notamment les jumeaux virtuels (dont la France et l’Europe possèdent un des champions mondiaux avec Dassault Systèmes) peut nous aider, en simplifiant la maintenance, effaçant les inefficiences, augmentant la productivité, contribuant ainsi à une décarbonation massive.

 

  • Transition économique, ensuite. De la même manière que l’on a géré la transition de l’économie du charbon et de la sidérurgie (aux racines du projet européen !), il conviendra de gérer l’extinction et la conversion de bien des industries ainsi que la formation des salariés à de nouvelles compétences. D’où l’importance de l’école et de la formation professionnelle continue.

 

  • Transition démographique, enfin. Dans un monde où les populations sont appelées à vieillir, l’importance des technologies liées à la longévité, à la santé mentale, à l’augmentation non pas de la durée de vie mais de la qualité de vie en bonne santé va trouver une dimension nouvelle. D’où le nombre de start up et de conférences en lien avec la santé mentale, les expérimentations autour des psychedelics, sans oublier la médecine préventive.

 

 

  1. L’IA va bouleverser les industries créatives et les médias.

 

La créativité, la culture et l’émotion sont au fondement de ce qui nous rend humains. C’est la base de notre empathie, de notre catharsis, de nos références communes. Les industries créatives sont toutes influencées par les IA.

Les moteurs de rendu 3D temps réel, et notamment Unreal ou Unity, ont fait de tels progrès que la distinction entre une image filmée et une image de synthèse en 3D temps réel s’estompe de plus en plus, au point de devenir presque indécelable. Les IA, comme Sora d’OpenAI, sont désormais capables de text-to-film, c’est-à-dire écrire un scénario  en temps réel tout en produisant la représentation graphique dans le même temps. Cela permettra de diminuer considérablement les coûts de production, d’augmenter l’offre disponible, d’améliorer la diversité culturelle des contenus. Certaines démonstrations étaient réellement impressionnantes, quasi oniriques.

Cela permettra aussi de nouveaux produits et usages. Des films en réalité augmentée. Des émissions en direct avec une interaction poussée des spectateurs. Deux personnes regardent le même film mais l’algorithme décide, en fonction de leurs préférences personnelles, de ce qu’ils ont déjà visionné et de leur historique d’achat sur les grands sites marchands, du caractère tragique ou comique de la fin. Le prochain gagnant du prix Goncours sera peut-être…une IA, quelque part dans le cloud. Le prochain hit de l’été sera possiblement composé par une IA, dont la voix se sera autocalibrée pour plaire au plus grand nombre.

Tout ne sera pas de qualité. C’est le risque que pointe Jorge Luis Borges dans Utopie d’un homme qui est fatigué, quand il fait dire à un de ses personnages « L’imprimerie, maintenant abolie, a été l’un des pires fléaux de l’humanité, car elle a tendu à multiplier jusqu’au vertige des textes inutiles ». Le risque de l’inflation, c’est que les contenus inutiles rendent inaudibles, ou inaccessibles, les contenus intéressants.

L’impact des IA sur le journalisme, le pluralisme et la qualité de l’information est une nouvelle source de vertige. Il devient possible de créer de toutes pièces un événement inventé par une IA, relayé avec moult photos, tweets, articles, posts, par des milliers ou des millions de faux comptes. Et dont la véracité, pour les populations, sera très difficile à établir ou à infirmer. La mémoire collective sera l’objet servile de l’hallucination d’une IA à l’imagination fertile, ou manipulée… D’où l’importance de préserver, autant que possible, les médias et notamment la presse, et de leur assurer des modèles économiques pérennes. Dans un monde où les fermes de contenus générés par l’IA sont infinies, les médias sont nos derniers remparts démocratiques. D’où l’importance, également, de former les nouvelles générations à apprendre, à remettre en question le statu quo, à faire preuve d’esprit critique et de liberté de penser.

 

 

  1. Le smartphone nous isole, le casque de réalité virtuelle nous camisole.

 

Lors de ce SXSW, bien des démonstrations technologiques sont fondées sur la réalité virtuelle ou augmentée (XR). Ces technologies présentent un intérêt évident et directement palpable pour certaines applications, comme aider un chirurgien à reconnaître et isoler un tissu cancéreux ou aider un acheteur à visualiser l’ameublement d’un appartement lors d’une visite. Il semble toutefois que beaucoup de cas d’usages semblent à première vue plutôt anecdotiques, et que ces technologies aient un impact assez négatif sur le vivre ensemble.

C’est au fond moins à 1984 qu’à Ready Player One, Her et Wall e que le monde de demain pourrait ressembler. Il va falloir assez vite déterminer, ensemble, le monde dans lequel nous souhaitons vivre, la manière dont nous souhaitons élever nos enfants et dont nous souhaitons traiter nos parents.

C’est sans doute un des espoirs de ces technologies : elles ont un potentiel impact positif important, tant sur l’éducation que sur la santé et notamment la dépendance :

 

  • Sur l’éducation, les technologies immersives permettent de faciliter et de rendre plus concrète la formation professionnelle, mais aussi de faciliter l’apprentissage des enfants en situation de handicap en leur fournissant des contenus adaptés en temps réel, permettant de maintenir leur intégration. Bien des start-up évoluent sur ces segments.

 

  • Sur la santé, dans un monde où démographie et pyramide des âges rendent difficile la gestion de la dépendance, des avatars 3D dotés de langage et de capacités cognitives pourraient avantageusement maintenir intellectuellement alertes les plus âgés d’entre nous.

 

 

  1. Un découplage Etats-Unis-Europe sur des thèmes clés.

 

Chaque visite aux Etats-Unis apporte son lot de surprises sans cesse renouvelé. L’on s’extasie toujours sur la taille déraisonnable des SUV et des portions ; moins trivialement, l’on s’extasie toujours sur leur rapport au risque, où l’échec plutôt que d’être caché est érigé au rang de vertu cardinale et corolaire du succès, et sur leur rapport moins pressant à la régulation, permettant la création d’entreprises de taille critique.

D’autres thèmes, traditionnellement plus consensuels accross the pond, semblent diverger. Ces dernières décennies pouvaient laisser penser que la stabilité géopolitique et institutionnelle était désormais un acquis irrévocable. La pandémie, la guerre en Ukraine et les fake news nous rappellent à la réalité : la stabilité n’est jamais acquise. Or, les nombreuses guerres en cours semblent loin. Faudra-t-il attendre que la production des H100 de Nvidia, encore très largement dépendant de TSMC à Taïwan, soit perturbée pour que les Etats-Unis s’y intéressent ?

Enfin, le climat ne m’a semblé que peu discuté lors du festival comme si, d’une certaine manière, c’était un thème vintage. Limite has been. Les enjeux climatiques planétaire (la faute est voulue. Nous n’avons pas de planète B), sont pourtant notre thème à tous pour bien longtemps.

 

 

  1. Homo sapiens a besoin d’interactions sociales.

 

Last but not least, SXSW est un festival propice aux véritables rencontres. Dans un monde où l’on passe plus de huit heures par jour devant des écrans, où les lieux de sociabilité sont de plus en plus rares, rencontrer des nouvelles personnes, confronter cultures, points de vue et expériences, est une respiration et une inspiration de chaque instant. Je crois profondément à la modernité de l’échange.

L’expérience réelle va devenir de plus en plus rare et chère. Assister à un match, à un concert, voyager et découvrir le monde aura de plus en plus de valeur. Plus que jamais, les business de l’expérience et de l’hospitalité sont des métiers d’avenir.

Pour conclure ces quelques observations, en premier lieu, gardons une certaine prudence. Roy Amara, chercheur américain, a théorisé dans sa loi éponyme que l’on surestime les effets et impacts d’une technologie à court terme ; quand l’on sous-estime les effets et impacts de cette même technologie à long terme. L’IA n’uberisera pas l’ensemble du marché du travail dans l’année qui vient mais les impacts à long termes seront sans doute semblables à ceux de la machine à vapeur, de l’électricité ou d’Internet.

Cette prudence ne doit ni paralyser, ni même nous éloigner d’un réel optimisme. A l’aube d’un nouveau macrocycle technologique, où les business models des entreprises semblent pour beaucoup appelés à être bouleversés, et parfois renversés par l’IA, faisons notre le pari que tout est possible, même le meilleur.

 

[1] 45 USD en mai 2019 contre 878 USD début mai 2024 – soit une variation de 1 817,70 % en 5 ans.