Par Olivier Coste, Entrepreneur, auteur de L’Europe, la Tech et la Guerre (2024)

 

L’Europe est-elle en train de disparaître de la carte du monde ? Elle est marginalisée des négociations entre Américains et Russes alors que la guerre est proche de ses frontières. Le financier américain Kenneth GRIFFIN constatait récemment : « Dans tous les sens du terme, l’Europe disparaît. » L’analyse est proche de celle de Mario DRAGHI, annonçant une « lente agonie » de l’Europe. NVIDIA ne mentionne plus l’Europe dans ses rapports annuels.

Ce déclin est visible à travers une actualité préoccupante : les constructeurs automobiles allemands, joyaux de l’industrie européenne, voient leurs ventes chuter et leurs profits baisser de moitié. VOLKSWAGEN annonce 35 000 suppressions d’emplois, STELLANTIS limoge son patron charismatique et MICHELIN ferme des usines. L’Allemagne est en récession et l’Italie stagne depuis les années 2000. Le Royaume-Uni n’en finit pas de subir les conséquences néfastes du Brexit et la France est en pleine crise politique.

 

Le retard technologique de l’Europe

Pourquoi l’Europe est-elle en crise ? Les explications de court terme sont évidentes : l’agression russe en Ukraine prive l’Europe d’énergie bon marché ; les exportations vers la Chine ralentissent à mesure que l’industrie chinoise rattrape son retard technologique ; la bulle d’investissement en intelligence artificielle a lieu aux États-Unis et en Asie.

Cependant, une analyse plus profonde révèle que l’origine de cette crise est ailleurs : l’Europe est passée à côté de la révolution industrielle en cours, celle de la Tech. L’Europe perd donc en compétitivité, le niveau de vie décline et la sécurité du continent s’affaiblit. Elle court désormais le risque de connaître au XXIème siècle un destin semblable aux effondrements vécus précédemment par l’Espagne ou par la Chine. Puissances économiques mondiales en leur temps mais affaiblies par leur incapacité à s’adapter aux révolutions scientifiques et industrielles et aboutissant au XXème siècle à la guerre civile et la famine.

Depuis 1995, la productivité des principaux pays européens a reculé de 20 % par rapport aux États-Unis. Selon la Banque Centrale Européenne, le sous-investissement en technologies de l’information, la « Tech », en est la cause principale. Soyons concrets : 20 % de productivité en plus représenteraient 10 000 euros de revenus supplémentaires par personne et par an. En France, cela équivaudrait à 300 milliards de recettes fiscales en plus, soit six fois le budget de la Défense nationale.

L’industrie automobile européenne, par exemple, est restée focalisée sur l’amélioration des voitures à essence inventées en 1900. Elle n’a intégré ni le basculement vers l’électrique où s’illustrent TESLA et les constructeurs chinois, ni la révolution numérique des véhicules autonomes. Le secteur pharmaceutique, autre pilier de l’économie européenne, pourrait subir un sort similaire face aux avancées de l’IA et du calcul quantique dans la découverte de nouvelles molécules. Enfin, la guerre en Ukraine montre que les armes déterminantes ne sont plus les chars et les avions mais les drones autonomes et les missiles de précisions, issus de la Tech. àrmes 100% dépendantes des technologies américaines ou chinoises.

Avec un investissement annuel en R&D de 54 milliards d’euros, soit un sixième de celui des acteurs américains (300 milliards) et la moitié de celui des acteurs chinois (80 milliards), l’industrie européenne de la Tech reste absente des secteurs clés comme les semi-conducteurs, les systèmes d’exploitation, le cloud et l’intelligence artificielle.

 

Le coût de l’échec

Les causes de ce retard sont encore mal comprises. Par expérience professionnelle dans la Tech puis par des recherches approfondies, nous avons identifié une cause peu évoquée et jamais étudiée : le coût de l’échec en l’Europe.

Les adaptations rapides aux chocs technologiques sont rendues impossibles en Europe par les lois sur le licenciement. Inoffensives sur les autoroutes bien droites des industries matures, ces lois rendent absurdes les investissements pourtant indispensables sur les chemins imprévisibles de la Tech, où il faut pouvoir freiner et faire demi-tour à tout instant. Pour créer des innovations de rupture, il faut investir des milliards sur des projets dont la plupart vont échouer, comme la voiture autonome d’APPLE, le FirePhone d’AMAZON ou les lunettes de GOOGLE. La protection de l’emploi étouffe la profitabilité de tels investissements en Europe. Mises en place vers 1975, ces législations expliquent la spécialisation de l’Europe sur des industries matures de la deuxième révolution industrielle et son absence de la Tech.

 

« Mais non, c’est beaucoup plus complexe ! », nous objecte-t-on en Europe. Les causes seraient multiples. Ce serait la faible culture du risque, la fragmentation du marché, le manque de capitaux disponibles ou la surrèglementation de la Tech… « Et d’ailleurs il n’y a rien à faire, c’est trop profond, c’est trop tard. »

 

Cependant, ces raisons ne résistent pas à l’analyse des faits : par exemple, l’Europe regorge d’épargne mais celle-ci prend la route des États-Unis, où les investissements sont simplement plus rentables. Le cœur du problème n’est pas la disponibilité des capitaux mais leur profitabilité : celle des fonds de capital-risque européens est deux fois plus faible qu’aux États-Unis depuis 25 ans et cela est largement dû aux coûts de restructuration élevés. Ces coûts expliquent aussi les réticences des grandes entreprises européennes à tester des innovations risquées qui nécessitent des embauches, privant les startups européennes d’un marché intérieur dynamique. Le principal obstacle se trouve donc dans le coût de l’échec et non la fragmentation du marché, inexistante en deeptech.

Ces analyses nous ont rendus optimistes : les causes du retard de l’Europe en Tech ne sont pas structurelles, culturelles ni insurmontables ; elles sont logiques et traitables. Adapter les lois sur la protection de l’emploi pour les populations concernées par la Tech rétablira la rentabilité des investissements en Tech, attirera les capitaux, augmentera les salaires, relancera les gains de productivité, améliorera les niveaux de vie, gonflera les recettes fiscales et restaurera l’indépendance de nos armées.

 

Des solutions politiquement acceptables

Ainsi, il faut réformer le droit du licenciement pour que l’Europe retrouve sa capacite d’innovation. Bien sûr, le droit du licenciement est un sujet extrêmement sensible. Cependant, des pays comme le Danemark et la Suisse, qui n’imposent aucune contrainte sur les licenciements, ont développé un modèle de « flexisécurité » qui protège les salariés tout en permettant l’adaptation aux changements technologiques. Il est dès lors politiquement envisageable d’adopter ce modèle pour d’autres pays européens. En outre, une telle réforme du droit du licenciement pourrait se limiter aux employés qualifiés, ce qui concernerait une petite proportion des travailleurs (10 %) mais permettrait de rétablir la rentabilité des investissements en Tech.

Ces propositions ont commencé à être entendues : Mario DRAGHI a intégré cette analyse dans son rapport de septembre 2024, Ursula VON DER LEYEN a proposé en janvier 2025 une réforme du droit du travail pour éliminer le coût de l’échec.

En parallèle, il faut financer des recherches afin que les grands laboratoires d’économie européens comme Cambridge, Paris School of Economics, IFO Munich ou Bocconi University étudient ce sujet (réellement nouveau pour eux), valident ou invalident ces analyses et suscitent des débats politiques bien documentés dans chacun des pays européens. Il faut pousser ces idées auprès des dirigeants politiques, économiques et militaires, des ministres et des députés, des journalistes et des économistes. Ces réformes sont possibles à moyen terme mais il faut y préparer l’opinion.

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L’Europe dispose déjà de tous les ingrédients essentiels à l’innovation : stabilité politique, sécurité juridique, liberté d’entreprendre, libre circulation des capitaux, populations bien formées, scientifiques et ingénieurs de grande qualité, universités d’excellence, infrastructures solides… Comparez l’Europe à la Russie, la Chine ou l’Inde, et vous retrouvez espoir. L’Europe était le leader mondial de l’innovation de 1450 à 1940, elle peut le redevenir en peu de temps. Mais il faut traiter le coût de l’échec.