Par Robert Lambert, Directeur Zalis Auvergne-Rhône-Alpes

 

L’idée de réindustrialisation est apparue sous la double pression de facteurs sociaux et éthiques : rapatrier des emplois en période de chômage, interdire le travail des enfants, contrôler les normes de production, de pollution. Plus récemment, dans le contexte de tensions internationales que nous connaissons, une dimension stratégique cruciale s’y est ajoutée : dépendance de l’Occident sur des produits stratégiques : puces électroniques et médicaments par exemple.

 

Face à cette situation, les deux grands blocs occidentaux, UE et Etats-Unis se dotent d’outils pour inciter à la réindustrialisation et limiter les dépendances stratégiques. Il ne fait aucun doute que ces packages auront des effets positifs.  Le package américain semble particulièrement bien positionné, pour plusieurs raisons : importance des budgets alloués, aspect « userfriendly » unanimement reconnu avec des pressions administratives et règlementaires réduites au minimum, importance d’un marché monolingue et importance des donneurs d’ordre américains sur certains secteurs, on citera à titre d’exemple les GAFA, fabricants d’ordinateurs, téléphones… vis-à-vis des puces.

 

La vraie question qui se pose cependant, n’est pas tant l’effet à court terme de ces mesures que d’une part leur pérennité, et d’autre part leur efficacité pour éviter de nouvelles dépendances stratégiques.

 

Les désindustrialisations et dépendances actuelles sont le fruit de fondamentaux tels que coûts de la main-d’œuvre, concentration industrielle, maîtrise technologique et savoir-faire, logistique, concentrations capitalistiques. Si ces fondamentaux n’évoluent pas de façon significative, passé l’attraction des aides décidées, et qui seront forcément limitées dans le temps, les mêmes causes reproduiront les mêmes effets. Pour être pérenne, le mouvement de réindustrialisation doit donc recréer un écosystème favorable de nature à contrebalancer dans le temps les risques d’externalisations liés à ces mêmes fondamentaux. Deux critères sont nécessaires, même s’ils ne sont pas toujours suffisants : la densité industrielle préexistante et l’environnement financier et légal. Une relocalisation dans un environnement industriel suffisamment dense permet de recruter du personnel qualifié, d’accéder à des entreprises de support…, et permet donc globalement d’assurer un fonctionnement technique dans des conditions relativement optimales. Pour que le mouvement soit rentable, il faut ensuite que l’environnement légal et fiscal soit adapté :  taxes de production, coût du travail, flexibilité…. Ces deux piliers ne sont pas des points de force de l’économie française, même si des progrès récents significatifs sont à noter pour l’environnement légal et fiscal.

 

Les mesures décidées s’appliquent aux secteurs identifiés à ce jour. Dans un environnement économique et technique qui évolue très vite, les fondamentaux qui ont conduit à une désindustrialisation et à des pertes d’autonomies stratégiques peuvent reproduire de nouvelles dépendances, difficilement identifiables aujourd’hui. De plus, notre sensibilité aux dépendances stratégiques est largement fondée sur des critères économiques et politiques actuels, et de court terme, et beaucoup moins sur des risques plus lointains et potentiellement moins avérés. Que se passerait-il par exemple si demain des tensions réelles se manifestaient entre les blocs européens et nord-américains ? Souvenons-nous de la volonté gaullienne de se doter de l’arme atomique, et des résistances américaines à vendre les calculateurs nécessaires à la France, conduisant au Plan Calcul… On pourrait imaginer demain que certaines fonctionnalités de l’intelligence artificielle soient contrôlées et soumises à condition par les Etats-Unis.

 

Le problème de la réindustrialisation et des dépendances stratégiques est-il sans solution alors ? La réponse est non, mais l’erreur serait de croire que les solutions apportées en ce moment seront définitives et pérennes.

 

Une entreprise bien pilotée dispose d’un comité stratégique qui définit les grandes options : développement, marchés, … et veille à son indépendance : maîtrise technologique, endettement, éviter de devenir mono-client ou mono-fournisseur. Elle fait des revues régulières de situation, et ajuste sa stratégie en conséquence. Ces mêmes questions se posent pour les Etats-Unis, et l’UE. La pérennisation des résultats passera donc par la mise en place d’une vision stratégique, revue régulièrement, avec deux vecteurs d’analyse : un vecteur d’indépendance stratégique, et un vecteur de réindustrialisation. Sur le vecteur stratégique, il faudra que les états fassent des choix, nul ne pouvant exceller dans tous les domaines. Ces choix devront se faire en fonction de l’importance de la filière/secteur, et des forces faiblesses de chacun. On peut imaginer 3 types de domaines : les domaines « d’excellence » avec une capacité de contrôle de la R/D à la vente, des domaines à développer, et des domaines où le risque devra être diversifié. Pour la France par exemple, on pourrait imaginer que le nucléaire, l’aéronautique et le spatial relèvent des filières d’excellence, biotechnologie et intelligence artificielle pourraient faire partie des domaines à développer, mais on peut se poser la question pour les fonderies électroniques : tous les pays se battront pour obtenir une « méga-fonderie ». Pour les risques à diversifier, les états pourraient introduire graduellement des contraintes de multi-sourcing, fournisseurs et géographiques, pour répondre aux appels d’offres publics et parapublics. Une telle démarche peut sembler lourde, mais de nombreux critères environnementaux, sociétaux sont déjà intégrés, le business saura s’ajuster. La gestion du vecteur stratégique aura un effet d’industrialisation/réindustrialisation pour les filières d’excellence et à développer. Ceci pourra être complété par des actions de réindustrialisation plus tactiques, en ciblant des secteurs pour lesquels les effets de densité et d’environnement fiscal et légal le permettent. Enfin, que l’on soit sur un domaine tactique ou stratégique, les actions doivent se gérer dans un temps long et très long, comme le montrent les succès obtenus par certains pays asiatiques. Ceci est pour l’instant appliqué par le gouvernement français qui a instauré une politique d’amélioration graduelle de l’environnement business depuis 6 années, et qu’il serait souhaitable de maintenir et développer dans les années à venir.

 

Les politiques de réindustrialisation et d’indépendance stratégiques peuvent-elles être efficaces et pérennes ? C’est possible à condition de ne pas être dans la réaction émotionnelle, de mettre en place des ciblages pertinents prenant également en compte des risques qui peuvent sembler peu probables, mais dont l’impact serait important en cas de réalisation, d’intégrer l’ensemble dans une vision et une politique stratégique revue régulièrement, et gérée dans le temps long. La mise en place actuelle de moyens est une première étape, à maintenir et compléter.